La loi Pacte promulguée en mai 2019 a inscrit la Raison d’être dans la loi française et permet à des entreprises d’être reconnues comme des entreprises à mission dans leur statut. La crise sanitaire que nous vivons aujourd’hui la met sur tous les agendas. Au Québec, c’est un sujet en émergence, mais bien présent.
Nous avons voulu comparer les approches québécoise et française sur le sujet et leur portée dans les organisations. Du côté français, Agnès Rambaud-Paquin avec l’équipe Des enjeux et des hommes et son partenaire Martin Richer, fondateur de Management&RSE, ont accumulé une longue expérience sur le sujet, dans des secteurs aussi variés que l’agro-alimentaire, les services, l’industrie, l’immobilier ou la distribution. Ils partagent leurs apprentissages sur le sujet. Du côté canadien, c’est l’équipe d’Ellio, Conseil en stratégies durables, qui apporte le complément de son expérience au Québec notamment.
En France, en amenant brutalement à distinguer parmi les entreprises celles ayant une contribution vitale pour la société de celles à la contribution accessoire, la crise actuelle a interrogé et devrait interroger chaque organisation sur son rôle et les moyens dont elle se dote pour prendre part aux enjeux collectifs.
Finalement les entreprises se retrouvant démunies d’utilité immédiate et soucieuses d’en retrouver une, se sont confrontées dans l’urgence, à l’improvisation d’un exercice de réflexion sur leur raison d’être et de leur légitime à œuvrer pour le bien commun. Les autres ont cherché, parfois en vain, à trouver une façon d’aider le collectif et ont fait face à un vide de sens ou de moyens.
Les conséquences de cette crise, que l’on sait dramatiques, sont encore difficiles à évaluer. Par contre, s’il en est une que l’on peut anticiper, c’est celle d’avoir déclenché une lame de fond sur la nécessité de repenser le monde de l’entreprise et la façon dont il s’insère dans le monde ; une quête de sens qui va amener à repenser collectivement ce qui fait que des femmes et des hommes œuvrent ensemble à un projet commun autour d’une vraie utilité sociétale.
« La contribution que l’entreprise souhaite apporter aux principaux enjeux sociaux, sociétaux, environnementaux et économiques de son domaine d’activité, en impliquant ses parties prenantes-clé, en vue de renforcer leur capacité collective à réaliser leurs ambitions pour le bien commun. »
Dans un contexte où les articles se multiplient sur la nécessité d’assurer une reprise écologique, équitable, sécuritaire… la mise en pratique d’une telle démarche doit être soutenue pour aider les dirigeants.
Convaincus que l’évolution de société passera par le pouvoir des humains à mener le changement, Ellio et E&H ont défini leur raison d’être comme étant, respectivement, de (Ellio) « développer le pouvoir de transformation des individus, pour les aider à amener leurs organisations vers des modèles durables, qui ont un impact positif sur la société » et (E&H) « de favoriser la transition des organisations vers des modèles plus durables en apportant aux acteurs les clés pour les inventer avec leur écosystème ».
Contrairement à la France, pas de loi au Québec pour suggérer aux dirigeants de réfléchir à leur raison d’être. Et ceci est probablement préférable ici pour l’instant. Seule la certification B Corp encadre et stimule la notion d’entreprise privée à mission. En dehors des sociétés incorporées, deux statuts juridiques sont disponibles pour les créateurs d’entreprise : la coopérative ou l’organisme à but non lucratif (incluant les entreprises d’économie sociale).
En France, le contenu de la loi Pacte, et la nature de la démarche à entreprendre pour exprimer sa Raison d’Être ou encore des « livrables » à produire restent encore flous. On entend souvent dire, par exemple, que les entreprises ont toutes leur Raison d’Être prévalant à l’élan de leurs fondateurs. Ou encore que la démarche est superflue puisqu’elles sont nombreuses à s’être prêtées depuis longtemps à la formulation du triptyque vision/mission/valeurs.
Réfléchir à sa Raison d’être ne revient pas à s’interroger sur l’activité́ de l’entreprise (le what de Simon Sinek (1)), le service qu’elle rend à ses clients, la place qu’elle entend occuper sur son marché, ou encore la manière particulière avec laquelle elle conduit son business.
• la finalité de l’entreprise, au-delà de l’intérêt de ses actionnaires
• la place de l’entreprise dans son écosystème
• sa création de valeur pour ses parties prenantes
• son rôle d’acteur du bien commun au-delà de celui d’acteur économique
• sa contribution aujourd’hui et demain aux grands défis (le why, le purpose), compte tenu de sa force d’innovation et d’intervention (ce qui manquerait au monde si elle n’existait pas).
Formuler sa raison d’être c‘est revisiter le projet même de l’entreprise, dans un contexte plus grand qu’elle de besoins sociétaux et de limites planétaires.
Les équipes de dirigeants et gestionnaires qui s’y sont prêtés témoignent d’une démarche inhabituelle (d’introspection, de prise de recul, de prospective bien au-delà du temps de leur mandat), demandant une vraie réflexion pour trouver le juste alignement et être moteur d’innovation. C’est souvent une prise de conscience d’un avenir plus riche de sens.
Encore peu d’entreprises au Québec ont réussi à mettre le doigt et des mots sur leur raison d’être. Certaines ont des visions et missions claires, mais l’impact qu’elles ont sur la société au sens large est rarement formalisé. Nos expériences dans les entreprises démontrent que la réflexion sur l’utilité plus large de l’entreprise est un sujet sur laquelle très peu de dirigeants se sont interrogés. Cependant, l’exercice révèle souvent un enthousiasme de répondre à cette question et a un effet mobilisateur et créatif important. On remarque aussi que toutes les équipes ne sont pas prêtes à y répondre et, souvent, une certaine période de maturation est nécessaire pour passer de la vision classique à une raison d’être assumée.
On voit donc plus souvent une mission ou un « à propos » qu’une raison d’être apparaître dans la plateforme de marque des entreprises, mais ces messages se rapprochent d’une raison d’être lorsque ces ambitions sont très ancrées dans les valeurs de l’entreprise. Par exemple, Design par Judith Portier, une de nos coups de cœur du Parcours développement durable Montréal 2018, indique que sa mission est (entre autres) d’« Ancrer l’éphémère dans le durable pour laisser un souvenir impérissable ». On imagine l’étendue des activités qui peuvent en découler.
Autre exemple, BESIDE « cherche à construire des ponts entre l’humain et la nature, et ce, en développant des expériences immersives et des contenus éditoriaux de qualité. Nous nous faisons porteurs d’idées, de connaissances, d’initiatives et de récits fascinants, capables de nous propulser, collectivement, vers un avenir plus durable ».
ECOTIERRA se positionne comme « un développeur de projets agroforestiers durables générant des impacts environnementaux, économiques et sociaux positifs. Nous abordons un problème environnemental parmi les plus urgents de notre époque: la déforestation causée par des usages non durables des sols. Travailler de concert avec les petits producteurs afin d’utiliser la terre de manière responsable pour accélérer le développement durable de leurs communautés, luttant ainsi contre les changements climatiques et la dégradation des sols. »
Logiquement, ces engagements vont dicter les choix stratégiques de l’entreprise. On imagine cependant la complexité pour une entreprise établie et qui n’a pas été créée sur ces valeurs, de faire le virage et de d’assurer une cohérence entre la raison d’être et les activités. On observe un décalage entre le positionnement corporatif, généralement imaginé dans une salle de direction par un groupe restreint, et les choix opérationnels. Il n’est pas rare que les équipes, non seulement n’aient pas participé, mais n’aient même pas été formées à comment appliquer cette raison d’être dans leurs métiers. Et lorsque se pose la question de refuser un client car il n’est pas aligné avec notre raison d’être, de payer un surcoût pour bâtir un siège social net positif ou certifié WELL, ou d’arrêter de faire pression sur les agriculteurs pour baisser les prix des aliments, les actes sont souvent déconnectés des engagements corporatifs. Les décideurs oublient de prendre en compte les dépenses sur l’ensemble du cycle de vie des projets (le ROI est parfois bien plus grand lorsqu’on regarde sur une période plus longue, notamment en transition énergétique ou en rénovation) et négligent de prendre en compte les bénéfices extra financiers comme la mobilisation, la rétention des employés, le capital sympathie de l’entreprise dans son milieu, son industrie ou sa chaîne de valeur, etc.
La réflexion sur la raison d’être est le prérequis qui mène à une transformation profonde du modèle d’affaire et des pratiques, même si elle est (toujours trop) lente au vu des enjeux auxquels l’humanité et nos communautés font face.
Certains choix stratégiques semblent alignés sur une raison d’être bien ancrée. Parmi les exemples français les plus illustratifs, la raison d’être de Veolia, qui a demandé des mois de réflexion, répond aux Objectifs de développement durable (2), et irrigue l’ensemble de son Plan stratégique (3) et s’exprime à travers 18 engagements pris vis-à-vis des parties prenantes et 18 indicateurs qui deviennent le tableau de bord du Comité exécutif pour piloter la triple performance économique, sociale et environnementale. Ces indicateurs sont utilisés pour calculer une part variable de la rémunération des cadres supérieurs du Groupe pouvant aller jusqu’à 30%.
Autre exemple en France, lorsque la Camif ferme son site de e-commerce le jour du Black Friday c’est pour être en cohérence avec son intention de « Proposer des produits et services pour la maison, conçus au bénéfice de l’Homme et de la planète » et de « Mobiliser son écosystème .... pour inventer de nouveaux modèles de consommation, de production et d’organisation. »
L’équipe des épiceries zéro déchet Loco, aussi participante au Parcours développement durable Montréal 2018, aligne toutes ses décisions sur son ambition de « contribuer à construire un système alimentaire alternatif, local et résilient en travaillant en circuit court avec des paysan.ne.s et de petites entreprises ». Cette entreprise est un succès entrepreneurial et l’initiatrice d’un mouvement dans tout le Québec. De nombreux autres exemples sont vivants notamment dans les PME, souvent plus agiles à revoir leur stratégie.
Dans le cadre de nos accompagnements stratégiques Ellio au Québec (menant parfois à la certification Écoresponsable ou B Corp), nous pouvons attester que des plans structurés permettent de faire percoler les engagements dans les processus internes et les pratiques et que les équipes sont demandeuses de concret. Que ce soit dans les approvisionnements, un des vecteurs les plus prometteurs pour concrétiser les engagements de développement durable de l’entreprise; les stratégies partenariales avec les parties prenantes, notamment les organismes communautaires; la communication (et de plus en plus dans les plateformes de marque grâce à des stratèges du branding qui se démarquent par leurs convictions en la matière); le recours à la gouvernance partagée et l’intelligence collective. Selon le point de départ de l’entreprise et son niveau d’ambition, chaque déclinaison est spécifique et porteuse de sens.
On voit bien ici qu’adopter une approche superficielle, qui se soustrairait au diagnostic de l’ensemble des activités, à la confrontation parfois difficile avec les points de vue de ses parties prenantes et ensuite à la prise de décisions engageantes, expose inéluctablement au risque de « mission washing ». Il est donc préférable, si l’entreprise et en particulier ses dirigeants, ne sont pas prêts à engager la démarche « en conscience » ou si le timing n’est pas approprié, que le projet soit reporté, en attendant que l’idée fasse son chemin.
Le niveau de mobilisation des dirigeant.e.s nous apparait aujourd’hui directement corrélé à la capacité qu’aura ou pas la raison d’être de devenir moteur de transformation. Leur détachement pourrait donner à penser aux collaborateurs que la démarche est facultative ou ne requiert qu’une implication de surface de leur part, alors que c’est bien le contraire qui est attendu.
Impliquer les administrateur.trices au projet est tout autant nécessaire, à tel point que c’est à eux que la loi PACTE en France donne l’initiative de déclencher la réflexion sur la raison d’être.
Pourtant, paradoxalement nos collègues en France constatent que beaucoup d’entreprises n’impliquent leur Conseil d’Administration qu’en fin de processus, voire pour certaines l’oublient purement et simplement. Le cas des PME est légèrement différent puisque nombreuses sont celles qui n’ont pas de CA, mais pour les OBNL cet engagement se fait plus naturellement. Par exemple, chez Communautique, des membres du CA font partie intégrante du groupe de réflexion. Chez EXO, l’entité paramunicipale qui gère les transports en communs de la métropole montréalaise, des rencontres de co-développement avec le CA et la direction ont eu lieu pour aligner les ambitions des différents groupes dirigeants de l’organisation.
Un certain nombre d’entreprises ne prévoient pas d’impliquer leurs parties prenantes externes, considérant que la raison d’être est avant tout l’expression d’engagements qui ne peut jaillir que d’une phase d’introspection interne.
S’agissant d’exprimer la finalité de l’entreprise, sa contribution aux défis qui touchent les parties prenantes externes (clients, riverains, etc.), dont celles-ci sont partenaires (fournisseurs), ou porte-paroles (ONG, médias, etc.), il nous parait essentiel de prendre en compte leur point de vue à un moment ou un autre du processus et d’identifier les approches de collaboration qui pourraient avoir un plus grand impact.
Les parties prenantes plus éloignées de l’entreprise peuvent offrir un miroir pertinent aux parties prenantes internes sur des propositions de Raison d’Être et ses applications concrètes dans les opérations.
Il est utile de cartographier tôt dans le processus les catégories de parties prenantes de l’organisation ou du projet spécifique (par ex : une fois identifiée la raison d’être d’un promoteur immobilier, on voudra refaire l’exercice pour chaque projet immobilier, pour l’adapter à son milieu spécifique). On peut ensuite décider de la meilleure stratégie d’engagement (entre la communication simple vers le voisinage et la création de partenariats avec des agriculteurs urbains ou des organismes communautaires dans le projet immobilier, il existe une multitude de mécanismes pertinents et créatifs pour plus d’impact).
En fait, les entreprises de la transition socio-écologique vont beaucoup plus loin que cela : l’entreprise pourrait décider d’impliquer dans sa gouvernance (sur le CA ou autre instance décisionnelle) toute partie prenante sur qui son activité a un impact. Cela peut aller aussi loin que les générations futures… L’idée est d’aller chercher une diversité de point de vue, qui n’auront pas juste un intérêt de « bonne gestion financière » comme dans un CA classique.
Formuler une raison d’être est un défi qui implique de se concentrer sur la question du « Pourquoi » de l’entreprise (sa finalité) (1). Or, quand tout le monde est focalisé sur la performance au quotidien, il est plus facile de récolter des témoignages sur ce que l’entreprise fait (le « Quoi ?») ou sur la façon de le faire (le mode opératoire, le « Comment ?») que d’obtenir le type de réponses recherché.
D’où la nécessité, dans cette quête du précieux « WHY », de s’extraire de la pratique des affaires pour prendre de la hauteur.
De nombreuses techniques sont à disposition pour faire décoller les esprits (visionning, enquête appréciative, design thinking...). Loin de l’effet gadget, la maitrise de ces techniques (des phases d’émergence et de convergence) est clé pour optimiser la production des groupes impliqués.
• des phases « d’archéologie » qui, en sortant l’entreprise de sa réalité (se projeter dans des époques différentes par exemple, en prenant appui sur des expériences passées ou une projection dans le futur), permettent d’identifier l’essence des aspirations des personnes quant au rôle de l’entreprise dans la société, identifier le fil conducteur et les points de discontinuité́.
• des phases de prospective qui permettent, en se projetant dans le futur, d’anticiper les grandes tendances, l’évolution des enjeux pertinents pour l’entreprise et d’imaginer différents scenarii d’évolutions.
• des phases réflexives sur les grands enjeux (ODD ou enjeux de DD inspirés du BNQ21000) pour mieux cerner l’évolutions de l’écosystème et se mettre d’accord sur le portrait de situation de l’organisation.
• des phases d’analyse du modèle de création de valeur de l’entreprise et l’utilisation du triple modèle d’affaire (économique, social et environnemental) pour aller dans le détail des activités et du modèle d’affaire de l’organisation qui soutiendra les futurs engagements.
• D’une part, entre ce que promet le futur (et qui peut faire vite dévier sur le large « champ des possibles » et des projections déconnectées de la réalité) et la prise en compte de la précieuse impulsion des fondateurs, en quoi elle s’est dissoute ou a perduré, comment l’entreprise l’a préservée, au fil du temps ou au contraire l’a fait muter).
• D’autre part, entre ce que demandent les grands enjeux sociétaux et ce que l’entreprise peut offrir via son écosystème, compte tenu de son métier et de ses contributions actuelles.
(1) Start With Why - How Great Leaders Inspire Everyone To Take Action - Sinek Simon - (2) https://www.un.org/sustainabledevelopment/fr/objectifs-de-developpement-durable/- (3) https://www.latribune.fr/entreprises-finance/transitions-ecologiques/ veolia-irrigue-sa-strategie-2020-2023-de-sa-raison-d-etre-840851. html
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